L’Etat belge ne respecte pas ses acteurs de justice

Chères consœurs,
Chers confrères,
En juin 2024, le Conseil supérieur de la justice publiait les résultats du 5ème baromètre de la justice, révélant que la confiance des citoyens en la justice s’effondrait, passant de 61 % à 54 % en l’espace de dix ans.
Nos femmes et hommes politiques sont peu enclins à se présenter aux urnes avec un programme de refinancement de la justice ambitieux, ce qui, de facto, laisse péricliter une situation critique depuis plus de 30 ans.
Les acteurs de justice sont mal-aimés du citoyen et du monde politique.
Les policiers, les procureurs, les magistrats et les avocats n’exercent pas des fonctions populaires dès lors que leur intervention fait nécessairement le jeu d’une partie au détriment de l’autre, forcément mécontente, quand ce n’est pas les deux.
La situation devient à ce point critique qu’il en va maintenant du maintien de notre contrat social.
Car être impopulaire n’implique pas de ne pas être respecté.
Et nous sommes las de constater que l’Etat belge ne respecte pas ses acteurs de justice :
- Il reporte le paiement des indemnités dues aux avocats de l’aide juridique, sans aucune considération pour leur engagement au profit de l’accès au droit et à la justice ;
- Il peut de moins en moins garantir l’acheminement des détenus, ce qui entraîne un retard dans le traitement des dossiers au détriments des parties, des avocats et des magistrats ;
- Il ferme tout ou partie des palais de justice en raison de l’insalubrité des lieux, qu’il a laissé dépérir ;
- Il consacre un budget tellement bas à la justice que même le papier toilette ne peut être commandé en suffisance ;
- Il refuse de remplir les cadres, imposant aux magistrats de travailler plus de 50 heures par semaine sans aucune contrepartie, et aux avocats d’assumer gratuitement des missions de juges suppléant, pour tirer de ce volontariat le constat que le système judiciaire fonctionne ;
- Il néglige le paiement des experts, des interprètes et traducteurs, au point de les mettre en difficultés financières et de décourager les vocations ;
- Il délaisse les prisons à un point tel que plus personne ne veut y travailler et néglige la réinsertion avec pour conséquence que le taux de récidive des condamnés est de deux tiers ;
- Il accuse un retard inacceptable en matière de digitalisation et d’outils numériques ;
- Il inclut les magistrats dans la nécessaire réforme des pensions, sans tenir compte de la spécificité de leur carrière et notamment du fait que pour bien juger, il est préférable d’avoir exercé d’autres fonctions auparavant.
Il ne s’agit que de quelques exemples du manque de considération accordée à la justice et à l’Etat de droit.
Pour les magistrats, la coupe est pleine et, ne parvenant pas à se faire entendre, ils ont décidé de passer à l’action.
Le ministère public a décidé de limiter son temps de travail à celui pour lequel ses agents sont rémunérés, ce qui a inévitablement un impact sur les justiciables et leurs avocats, déjà mis sous pression par l’arriéré judiciaire et les trop longs délais de traitement de leurs dossiers.
Sur le fond, les magistrats ont raison.
Le sous-financement structurel de la justice et le manque de considération pour ses acteurs impactent l’Etat de droit et ils ne peuvent continuer à le porter à bout de bras, face à des gouvernements successifs qui semblent ne jamais prendre la mesure du problème.
Sur la forme, on peut regretter que ce soit à l’occasion de la réforme des pensions que la magistrature se mobilise enfin pour dénoncer publiquement l’inacceptable affaiblissement du pouvoir judiciaire.
On ne peut également que déplorer que les justiciables soient pris en otage, alors qu’ils doivent déjà faire face à un système judiciaire asphyxié et d’inacceptables délais de traitement de leur dossier.
En tant qu’avocats, nous sommes quotidiennement confrontés au désarroi de nos clients.
Cela nous met face à un conflit de valeurs difficile à trancher.
D’un côté, nous avons le souci de tout mettre en œuvre pour que les intérêts de nos clients soient défendus, malgré le sous-financement chronique de la justice, dont nous sommes les témoins et même les victimes directes comme juges suppléants ou créanciers d’indemnités d’aide juridique.
Mais d’un autre côté, jusqu’à quand pouvons-nous ainsi tolérer que nos clients, nous-mêmes et les autres acteurs de justice, ne soient pas respectés ?
Jusqu’à quand devons-nous continuer de maintenir à flot un système judiciaire qui craque de partout ?
Faudra-t-il tolérer que le système se fissure plus encore si c’est la seule façon de mettre le politique face à ses responsabilités ?
Ou aurons-nous le courage de sacrifier nos clients sur l’autel de la bonne administration de la justice ?
La question demeure…
Votre bien dévouée,
Marie Dupont